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Télécoms : Les opérateurs mobiles Européens peuvent-ils couper la pub ?

Frederic Forster avocat cabinet Alain Bensoussan

Par Maître Frédéric Forster, Avocat, Cabinet Bensoussan :

La question qui est ainsi posée revient à s’interroger sur les droits dont disposeraient juridiquement les opérateurs pour distinguer, dans l’ensemble des contenus que leurs réseaux véhiculent, ceux qui seraient de la publicité, afin de les filtrer et les supprimer, et les autres contenus qu’ils laisseraient passer.

1.      La situation en France

Secret des correspondances. Cette question peut d’abord être analysée sous l’angle de la loi relative à la protection du secret des correspondances. Au titre de ce texte, les opérateurs ne peuvent pas, sauf dans les cas limitativement prévus par la loi, prendre connaissance des messages que deux ou plusieurs personnes s’adressent l’une à l’autre. Ils sont tenus d’une obligation de secret absolu et doivent donc acheminer un message d’un émetteur A vers un destinataire B sans avoir la possibilité de prendre connaissance de la teneur de ce message.

Ainsi, si le message est un message à caractère publicitaire, la question se résout très facilement : les opérateurs, qu’ils soient mobiles ou fixes, n’ont pas le droit de ne pas acheminer ce message, pas plus qu’ils n’ont le droit d’en tronquer ou d’en modifier en quoi que ce soit le contenu.

Neutralité de l’internet. La question n’est, en revanche, pas si simple à adresser lorsqu’il s’agit d’un message réellement publicitaire, c’est-à-dire d’un message qui fait la promotion d’un produit ou d’un service, non pas à l’attention d’une personne précise et dénommée, mais à l’attention de l’ensemble des lecteurs, auditeurs ou spectateurs ciblés pour ce faire par l’annonceur.

Tel serait le cas, par exemple, de la publicité qui accompagnerait un message diffusé sur un mur de discussion dans un réseau social, ou d’une vidéo dont la lecture serait conditionnée par le visionnage préalable d’une publicité.

Cette problématique n’entre alors plus dans le périmètre de la protection du secret des correspondances dans la mesure où nous ne sommes plus dans une relation confidentielle entre deux ou plusieurs personnes ; cette problématique confine, en fait, à celle qu’il convient, (ou non) de donner que l’internet, et plus largement les réseaux, restent neutres au regard des contenus qu’ils véhiculent.

Pour le dire encore autrement, dans ces cas, les opérateurs sur le réseau internet ont-ils légalement la possibilité de mettre en œuvre une gestion discriminatoire du trafic ?

Ce sujet fait l’objet, aujourd’hui encore, de vifs débats politiques, et parfois aussi juridiques, voire judiciaires, afin de déterminer si le principe de la neutralité de l’internet doit ou non être garanti par la législation.

Ce débat a progressé à la fois aux États-Unis et en Europe, notamment en France, grâce à l’intervention des autorités publiques et, pour l’essentiel, des régulateurs, quand bien même les solutions qui ont été dégagées de part et d’autre de l’océan ne soient absolument pas les mêmes.

En droit sectoriel des télécommunications. L’Arcep, qui est chargée de la régulation du secteur en France, a réalisé un travail approfondi au sujet de la neutralité.

Ce travail, engagé depuis septembre 2009, a conduit l’Arcep à publier, en septembre 2010, des lignes directrices[1].

Ces premières orientations ont permis le lancer trois chantiers :

  • le premier, sur le marché de gros de l’interconnexion, où l’Arcep a adopté une décision par laquelle elle s’est dotée des moyens nécessaires à la collecte périodique de données sur les réseaux et les contenus véhiculés par ces réseaux[2];
  • le second concerne la qualité de service sur internet, pour lequel l’Arcep a mené des investigations approfondies, notamment sur les méthodes de mesure de cette qualité de service[3];
  • le troisième, qui a conduit à la constitution d’un groupe de travail sur la gestion de trafic, en coordination avec la DGCCRF, la DGCIS, des FAI et des représentants d’utilisateurs et de consommateurs[4].

Aucune de ces décisions n’a pour objectif de revenir sur un principe qui est celui qu’en Europe, et donc en France, il convient de garantir que les opérateurs de réseaux n’interviennent pas dans la sélection des contenus qu’ils acheminent.

Le principe est donc celui de la neutralité, a priori, ce qui ne doit cependant pas empêcher l’Arcep d’intervenir, le cas échéant, si des différends devaient apparaître entre opérateurs et FAI ou entre opérateurs et fournisseurs de services de contenus.

La question est alors celle d’« intervenir comment ? », alors que les protagonistes de ces éventuels différends se situeraient nécessairement à des niveaux différents des chaînes de valeur concernées.

Plutôt que de devoir intervenir à l’aveugle, l’Arcep a donc cherché à se forger une expertise sur les modes de fonctionnement de ces relations, pour elle, totalement nouvelles et à anticiper l’acquisition des éléments de compréhension pertinents.

C’est dans cet esprit que la décision du 29 mars précitée a été adoptée et que l’Arcep a débuté sa collecte d’informations auprès des FAI, des fournisseurs de services de communication au public en ligne (FSCPL) et des opérateurs de réseaux et autres intermédiaires techniques, à la fois pour ce qui touche aux conditions d’interconnexion et à l’acheminement des données.

Ainsi, dans une affaire dans laquelle l’Arcep avait, par une décision en date du 22 novembre 2012[5], ouvert une enquête administrative relative aux conditions techniques et financières de l’acheminement du trafic entre Google et Free, il s’agissait de se positionner sur le comportement consistant, pour Free, à ralentir le trafic et à dégradant la qualité de services de YouTube depuis plusieurs mois déjà[6].

La question qui se posait était en effet de savoir si Free pourrait être considérée comme portant une attaque frontale contre la neutralité de l’internet, dans la mesure où celle-ci est confondue (à tort ou à raison) avec le principe de non-discrimination du trafic. Une telle assimilation pourrait être retenue par l’Arcep pour bannir le blocage des contenus ou certaines formes de discrimination anticoncurrentielles.

Cette affaire s’est soldée par une décision de l’Arcep[7] au travers de laquelle il apparaît que l’autorité n’a pas mis en évidence de pratique par laquelle Free aurait volontairement dégradé la qualité de service de YouTube, dans la mesure où « L’enquête n’a pas fait apparaître de pratiques de gestion du trafic par Free sur son réseau différenciant les conditions d’acheminement des contenus selon leur nature, leur origine, leur destination ou encore le type de protocole utilisé. A fortiori, aucune pratique contraire aux principes de neutralité de l’internet n’a été relevée ».

En droit de la concurrence. Par ailleurs, la question de la neutralité de l’internet intéresse également le fonctionnement concurrentiel des marchés dans la mesure où le trafic est acheminé par des réseaux qui sont interconnectés les uns aux autres selon des modèles économiques qui influent très directement sur la construction et la rentabilité des offres commerciales de gros et de détail.

Le renvoi à l’application des règles générales de droit de la concurrence constitue la réponse qu’avancent de nombreux acteurs contre la proposition d’édicter des règles spécifiques pour éviter les discriminations engendrées par la gestion de trafic.

Comme nous l’avons déjà écrit par le passé, cette réponse ne nous semble pas convaincante.

D’’une part parce que les procédures de droit de la concurrence sont souvent longues et complexes.

D’autre part parce qu’il n’est pas certain que le droit de la concurrence soit à même de régler des problèmes soulevés, ni à travers la prohibition des ententes ni à travers l’interdiction des abus de position dominante[8].

A titre d’illustration, Cogent (transitaire) avait saisi l’Autorité de la concurrence au sujet de pratiques de la société France Télécom (FAI et transitaire intégré).

Cogent reprochait à France Télécom de remettre en cause le fonctionnement traditionnel de l’internet (et notamment le rôle privilégié des transitaires), en s’appuyant en particulier sur sa structure d’opérateur intégré verticalement.

En pratique, en application de sa charte d'appairage (peering en anglais)[9], France Télécom a conditionné l’augmentation progressive de ses capacités d’interconnexion avec Cogent à une compensation financière de la part de cette dernière.

Cogent refusant de souscrire aux conditions proposées par France Télécom, les capacités d’interconnexion resteraient donc insuffisantes et, par suite, congestionnées depuis plusieurs années, avec pour conséquence la dégradation (mais pas la coupure) de l’accès pour les fournisseurs de contenus clients de Cogent aux utilisateurs résidentiels et professionnels d’offres d’accès à l’internet d’Orange.

Ainsi, que ce soit sur le plan de la régulation sectorielle des télécommunications, définie et appliquée par l’Arcep, ou de celle du droit de la concurrence, la neutralité est conçue comme la pierre angulaire du business model de l’internet.

2.      La situation aux Etats-Unis

Développements récents. Aux Etats-Unis, le débat de la neutralité de l’internet a récemment connu de nouveaux développements, après que les opérateurs télécoms ont décidé, moins d’un mois après sa publication, de porter la règlementation pour la neutralité de l’internet de la Federal Communications Commission (FCC), devant la justice américaine.

Deux plaintes ont ainsi d’être déposées.

Pour rappel, la FCC avait déjà tenté d’imposer la neutralité aux FAI mais la question avait été tranchée en janvier 2014 par la justice américaine qui avait considéré que la FCC n’était pas compétente pour réguler les « services d’information ».

Le régulateur américain avait en réaction pris position le 15 mai 2014 en faveur des opérateurs de réseaux de télécommunications en votant une proposition de cadre règlementaire qui prévoyait la possibilité d’un traitement préférentiel des acteurs du net.

Face à la levée de bouclier contre ce projet, la FFC semble avoir revu sa copie et a voté, le 26 février 2015, un « Order» concernant «an open Internet» ou Internet ouvert[10], dans lequel elle interdit, pour les réseaux internet fixe et mobile, les bridages (« Throttling »), les blocages de contenus (blocking) et se positionne contre la création de « voies expresses » payantes pour les fournisseurs de contenus (« paid prioritization »).

La FCC profite de son texte pour définir la notion de « paid prioritization» comme « la gestion du réseau d'un fournisseur d’accès à internet haut-débit permettant de favoriser directement ou indirectement une partie du trafic sur le reste du trafic, y compris par l’utilisation de techniques comme la régulation du trafic, l’accès prioritaire, la réservation de ressources, ou d’autres formes de gestion préférentielle du trafic, soit (a) en échange d’une contrepartie (financière ou autre) par un tiers, ou (b) au bénéfice d’une entité affiliée »[11].

Il est intéressant de relever que, contrairement aux blocages ou aux bridages auxquels la FCC prévoit des exceptions liées à la gestion du réseau, elle exclut celles-ci pour les « paid prioritization» considérant que cette pratique est uniquement une pratique commerciale et non une opération de gestion du réseau.

Les recours. La réponse des opérateurs ne s’est pas fait attendre puisque deux actions en justice furent introduites le 23 mars 2015, l’une portée par Alamo Broadband (un opérateur texan), l’autre par US Telecom (un lobby d’opérateurs comprenant AT&T et Verizon), dont l’objectif est de faire reconnaitre l’absence de fondement légal de cette nouvelle règlementation. Les FAI semblent estimer que la FCC a outrepassé ses prérogatives en proposant des règles de régulation de l’internet.

En effet, la FCC fonde son pouvoir de régulation du secteur de l’Internet par des dispositions d’une loi datant de 1934 concernant les communications[12]. Elle tente ainsi de qualifier l’accès à Internet, non plus de « service d’information », mais de « service de communication », ce qui la rend, selon elle, compétente pour imposer la neutralité du net au secteur.

Il faudra donc attendre la décision des juges sur cette question, attente qui risque de s’étendre sur plusieurs années tant la bataille à venir s’annonce violente (comme le montrent les termes utilisés dans l’acte introductif d’instance de Alamo Broadband qui décrit la position de la FCC comme arbitraire (« arbitrary ») et fantasque (« capricious »)).

Moins médiatique, mais tout aussi présente, la problématique de la neutralité du net est aussi abordée en Europe puisque, en réaction aux décisions prises par la FCC aux Etats-Unis, d’imposer la neutralité aux FAI, le président de l’Arcep avait rappelé que « la neutralité du Net est une valeur cardinale des réseaux » et de préciser qu’en « France aussi, il ne faut pas avoir peur de dire que nous voulons construire un Internet à une vitesse »[13].

3.      Un débat d’importance en Europe

Ainsi, les instances européennes ont-elles voté le 3 avril 2014 un projet de règlement européen établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l'Europe un continent connecté[14], qui reconnait le principe de neutralité du net en définissant les service d'accès à l'internet comme « un service de communications électroniques accessible au public, qui fournit une connectivité à l'internet, conformément au principe de neutralité de l'internet,et, partant, une connectivité entre la quasi-totalité des points terminaux connectés à l'internet,quels que soient la technologie de réseau ou les équipements terminaux utilisés ».

Le projet précise le principe de la neutralité de l’internet comme « le principe selon lequel l'ensemble du trafic internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l'expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l'appareil, du service ou de l'application ».

Pour conclure sur le débat de la neutralité de l’Internet aux Etats-Unis et en Europe, nous noterons simplement que la problématique de l’internet ouvert se pose, aux Etats-Unis, sur la question de la légitimité d’une régulation du secteur (doit-on réguler ?), quand en Europe, et notamment en France, elle attrait aux modalités de cette régulation (comment devons-nous réguler ?).

Frédéric Forster

Avocat

Directeur du pôle Télécoms
Alain Bensoussan Avocats
58 Boulevard Gouvion Saint-Cyr
75017 Paris
Téléphone : 06 13 28 96 78

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[1] http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/net-neutralite-orientations-sept2010.pdf

[2] Décision du 29-03-2012 n° 2012-0366 relative à la mise en place d'une collecte d'informations sur les conditions techniques et tarifaires de l'interconnexion et de l'acheminement de données.

[3] Voir le projet de décision relative à la mesure et à la publication d’indicateurs de la qualité du service d’accès à l’internet et du service téléphonique en situation fixe, juin 2012.

[4] http://www.arcep.fr/index.php?id=11353

[5] Décision 2012-1545 du 22-11-2012 portant ouverture, en application de l’article L 32-4 du CPCE, d’une enquête administrative concernant diverses sociétés relative aux conditions techniques et financières de l’acheminement du trafic.

[6]http://www.numerama.com/magazine/20728-suspecte-de-brider-youtube-free-veut-que-google-investisse-davantage.html

[7] Décision n° 2013-0987 de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes en date du 16 juillet 2013 clôturant l’enquête administrative ouverte en application de l’article L. 32-4 du code des postes et des communications électroniques, relative aux conditions techniques et financières de l’acheminement du trafic entre diverses sociétés 

[8] Voir les articles 101 (prohibition des ententes) et 102 (prohibition des abus de position dominante) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[9] L'appairage en informatique est la pratique d'échanger du trafic Internet avec des pairs.

[10] FCC, Report and Order on remand, declaratory ruling, and order, March 12, 2015 :

http://transition.fcc.gov/Daily_Releases/Daily_Business/2015/db0312/FCC-15-24A1.pdf.

[11]  « the management of a broadband provider’s network to directly or indirectly favor some traffic over other traffic, including through use of techniques such as traffic shaping, prioritization, resource reservation, or other forms of preferential traffic management, either (a) in exchange for consideration (monetary or otherwise) from a third party, or (b) to benefit an affiliated entity ».

[12] Communications Act, TItle II, 19 06 1934.

[13] Interviews du président de l’Arcep par la Tribune :

http://www.arcep.fr/index.php?id=2127&tx_gsactualite_pi1%5Buid%5D=1733&tx_gsactualite_pi1%5Bannee%5D=&tx_gsactualite_pi1%5Btheme%5D=&tx_gsactualite_pi1%5Bmotscle%5D=&tx_gsactualite_pi1%5BbackID%5D=23&cHash=5b1d583f3e7e336d30aee558646a7d8d#

[14] Projet règlement européen établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l'Europe un continent connecté :

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2014-0281&language=FR.

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