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Interview de Jérôme Colin, Roland Berger : “Quel avenir pour les médias ?”

Jerome Colin Principal Media  Roland Berger

Croissance de Buzzfeed aux US, rachat de Business Insider en Europe, recomposition accéléré des médias Français autour de grandes figures du capitalisme.

Nous avons interrogé, Jerôme Colin de Roland Berger sur le futur des médias :

Decryptage :

VIUZ- Comment se porte l’économie des médias en France ? 

Jerôme Colin : Pour les acteurs historiques, la situation est difficile. D'une façon générale, les usages ultra-connectés, le développement des contenus (des tweets à la vidéo) sur mobile et desktop, participent à une grande fragmentation de l'attention et à des comportements quasiment erratiques autour des médias. Il devient donc extrêmement difficile de faire payer pour accéder à du contenu (la matière première des news est gratuite et disponible partout, les abonnements illimités dévalorisent les contenus,…) et la monétisation par la publicité ne se fait qu'à des niveaux bien plus faibles qu'auparavant (passage d'une logique de masse à une logique de ciblage, explosion de l'inventaire disponible, concurrence de nouveaux supports pour les budgets pubs,…).

La télévision gratuite souffre d'une fragmentation toujours plus grande et d'une concurrence accrue pour l'attention; de plus, elle permet essentiellement pour le moment de viser la "puissance" et non le ciblage, son modèle se trouve déséquilibré. La télévision payante doit faire face à des offres légales illimitées et illégales. Si la radio, très résiliente et bénéficiant d'un public "captif" (en voiture en particulier), se maintient, ce n'est peut-être qu'une question de temps pour qu'elle soit frappées des mêmes maux que la télévision. Les acteurs traditionnels de la presse trouvent de la résilience dans les abonnements, et par la qualité de leurs contenus, mais peinent à les monétiser en ligne, pendant que les budgets publicitaires lui échappent peu à peu. En face de cela, des acteurs "pure players" ré-inventent le modèle, à partir de contenus peu chers (crowdsourcés, avec une approche plus orientée volume que valeur) destinés à être valorisés par de la publicité ciblée.

Au final, tout l'univers traditionnel des médias, dont les contenus sont chers à fabriquer et diffuser, continue de faire face à une nécessaire transformation, à une compétition toujours plus intense, avec des perspectives de marché difficiles.

VIUZ- Comment lisez-vous la recomposition des médias français derrière quelques grandes meta-structures et quelques grands noms de l’industrie ?

Jerôme Colin : Les médias, en particulier traditionnels, font ainsi face à de nombreux challenges.

Au niveau "topline", les revenus, ils doivent s'adapter à un marché publicitaire en pleine transformation (nouveaux supports, nouveaux formats, own media, nouveaux objectifs depuis le branding jusqu'à la transformation avec le RTB et le retargetting) pendant que les revenus issus des contenus eux-mêmes sont en rapide érosion.

Au niveau des coûts, aussi bien OpEx que CapEx, ils doivent adapter leurs structures de coûts (pour les rendre compatibles avec ces nouveaux paradigmes de génération de revenus), devenir plus agiles, tout en investissant fortement dans la technologie. La consolidation, en particulier multi-médias, est donc une réponse évidente à ces challenges. Cela permet de proposer aux annonceurs la plus large palette de services (tous supports, tous objectifs, toutes gammes de prix) et ainsi de mettre en œuvre des synergies très fortes en régie. De plus, cela permet d'amortir les investissements technologiques sur une plus grande assiette. Dans un contexte où retenir l'attention des consommateurs est de plus en plus difficile, disposer d'un portefeuille de supports et de marques fortes se révèlent également des atouts précieux. Cette approche permet également de révéler des synergies sur les contenus: un journaliste peut devenir multi-média, et ses contenus peuvent être utilisés sur de multiples plateformes. C'est indispensable pour s'adapter aux nouvelles exigences en termes de pilotage du compte de résultats. Enfin, des méta-structures permettent d'avoir la taille et la "bande passante" suffisantes pour innover, lancer de nouvelles initiatives et tester de nouveaux business models.

En ce qui concerne les actionnaires, il faut noter qu'en cette période de transition il est nécessaire pour les groupes médias de pouvoir viser le long terme, d'accepter des investissements (en CapEx mais également en EBIT) qui porteront leurs fruits surtout dans le temps. C'est pour cela qu'un certain niveau de consolidation est nécessaire, et que la présence d'actionnaires solides est importante. Aujourd'hui, ce sont essentiellement des grands noms de l'industrie qui peuvent porter ces visions. Notons également que ce mouvement peut également être observé aux Etats-Unis par exemple, où Warren Buffett investit massivement dans la presse locale et régionale, et où Jeff Bezos s'offre le Washington Post.

VIUZ- Le digital est-il porteur de valeur ?

Jerôme Colin : Aujourd'hui ce n'est pas évident ! Du moins pour les acteurs traditionnels. Certains éléments indiquent un véritable potentiel de création de valeur: le digital affranchit les annonceurs de l'approche "broadcast", ou one-to-many, il baisse considérablement les barrières à l'entrée, c'est donc un formidable potentiel pour de petits annonceurs, locaux ou pure players. Le succès actuels des modèles de type petites annonces, de la "longue traine" avec les AdWords de Google, entre autres, en sont la preuve. D'autre part, la baisse des coûts de distribution permet d'imaginer de nouveaux modèles d'affaire pour des acteurs traditionnels, comme le montre bien le New York Times (différents niveaux d'abonnement, abonnements thématiques, publication de contenus complémentaires,…).

Enfin, n'oublions pas que certains modèles en rupture génèrent de la valeur (type Webedia). On risque cependant de voir plusieurs effets se combiner, dont la combinaison pourrait avoir un impact neutre ou négatif: polarisation des contenus (beaucoup de contenus gratuits, quelques contenus payants mais avec un ARPU faible), polarisation des prix de la publicité (quelques grandes marques avec un CPM premium, des opportunités de ciblage avec de CPM élevés…mais achetés à l'unité, beaucoup d'inventaire à faible CPM), concurrence de nouveaux supports (réseaux sociaux,…).

VIUZ- Quelles leçons retenir des nouveaux pure players américains à la Buzzfeed ?

Jerôme Colin : Buzzfeed est un bon exemple d'une évolution possible pour le paysage des médias…mais tous ne seront pas sur ce modèle. Notons tout d'abord que Buzzfeed demeure un petit acteur des médias en termes de chiffre d'affaires (étant donnée sa notoriété, cela montre déjà à quel point la monétisation d'un visiteur est faible!).

Quant à sa profitabilité, elle est loin d'être évidente. Par ailleurs, Buzzfeed, même s'il dispose de "vrais" journalistes, et produit du contenu informatif, se positionne largement sur un segment "infotainment": il vise le sensationnel, l'acquisition de trafic pour une courte durée de lecture, plutôt que la profondeur, l'analyse. Cela signifie surtout que le contenu proposé ne pourrait pas être payant. Toute la monétisation doit dont se faire via la publicité (et donc nécessite un trafic massif).C'est sur cet axe que l'on peut identifier les bonnes pratiques de Buzzfeed: utilisation massive des réseaux sociaux (et de leurs effets amplificateurs) pour faire venir les lecteurs, optimisation des articles (i.e. contenu et titres) sur base de mots-clés et tendance, innovation dans les formats et la technologie publicitaires. La question serait surtout de savoir combien de Buzzfeed-like le marché (les lecteurs) peut-il supporter et quelles sont ses limites en termes de monétisation (qui pourrait atteindre des rendements décroissants).

 VIUZ -Dans ce nouveau monde, faut-il être un macro-publisher ou un micro-publisher ?

Jerôme Colin : A première vue, il vaut mieux être un macro-publisher! Il faut être capable de toucher un maximum de publics différents et ciblés (pour attirer les annonceurs), il faut être capable d'amortir les coûts des contenus (et parfois les coûts techniques), il faut pouvoir bénéficier des effets d'échelle du numérique. Cependant, cela doit être fait dans un esprit d'optimisation et d'efficacité: automatiser ce qui est automatisable (process, parfois même la production de contenus), utiliser les cloud et les SaaS afin de limiter les investissement (pour l'AdServing par exemple), investir sur le trafic et les lecteurs.

A l'inverse, de toutes petites structures, très spécialisées et en pointe dans leurs domaines peuvent également tirer leur épingle de jeu, grâce aux outils du numérique et aux faibles barrière à l'entrée. Mais celles-ci seront l'exception.

A propos de Jerôme Colin :

Diplômé de SUPAERO (1997), Jérôme Colin compte 15 années d'expérience dans le conseil.

Jérôme Colin débute sa carrière en 1998 à la Mission Économique de San Francisco. En 2000 il rejoint Mars & Co, puis OC&C Strategy Consultants en 2005. Pour le compte de grands groupes internationaux, il conduit des missions de stratégie, de développement par acquisitions, de lancement de produits, de restructuration industrielle, ainsi que de nombreuses Due Diligences. Il se spécialise alors dans les secteurs des médias et de la grande distribution, et développe une expertise sur les problématiques numériques.

En 2007, il intègre Google en tant que Manager Finance Partenariats. Il soutient l'équipe commerciale pour la mise en place de partenariats et de stratégies commerciales innovantes pour l’Europe du Sud puis pour toute l’Europe Occidentale.

En 2009, il rentre chez Diligence Partners puis rejoint le cabinet Roland Berger en 2010 pour renforcer les secteurs des Télécommunications, Médias, Technologies.

En tant que Principal, il contribue au développement des activités du cabinet dans les secteurs des Télécommunications, Médias, Technologies et du Digital en intervenant sur des problématiques variées allant de la stratégie et des acquisitions aux sujets de Marketing & Sales (lancements de produits, évolutions de business models, optimisation des efforts marketing & sales) pour de grands groupes et pour des fonds de Private Equity.

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